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Sensitométrie

Il était une fois la lumière dont l’infinie trajectoire n’en finissait pas de se perdre en conjecture. Vinrent les bêtes et les humains, tout aussi perplexes, se terrant en diverses tanières avant que de s’essayer à des cohabitations qui ne furent pas toujours heureuses. Alternance des jours et des nuits ; la lumière toujours. Puis vint un temps où la crainte du tigre à dents de sabre s’estompa, sans parler de deux ou trois autres améliorations apportées ci et là à la création. Alors quelques humains à l’esprit tordu s’appliquèrent à découvrir les propriétés des divers éléments rencontrés dans la nature. Ridicule, crièrent les autres en choeur et l’on dressa des bûchers bien fournis. D’autres percèrent un trou minuscule dans une boîte et virent que le monde devenait une image sans dessus dessous. Ils se dirent que c’était bon, prirent un crayon et crayonnèrent. Et le temps passa sans que les praticiens du sténopé ni les découvreurs de la Lune Cornée ne se rencontrent.

La suite est connue ; en 1826 Nicéphore Nièpce réalise la première photographie sur une plaque d’étain sensibilisée au bitume de Judée. L’histoire s’emballe, chacun rivalise dans la recherche de procédés plus novateurs les uns que les autres ; aux pionniers valeureux du collodion humide succèdent les bataillons méthodiques de l’industrie, la photographie apparue sur le vieux continent prend son essor définitif au nouveau monde. Mais pour tous, le 20ème siècle restera comme le siècle d’or de la découverte de la photographie argentique.

La lumière et le film, ce sont les photographes qui désormais se perdent en conjectures. On les voit par petits groupes tenant conciliabules étranges (ta Vérichrome pan dans le D23 à 1+1, combien de temps à 70°F ?), donnant l’impression de n’avoir pour seule certitude que celle de savoir ne plus encourir les joies manifestes du bûcher en raison de leurs propos abscons au profane. Et c’est ainsi que l’on vint à inventer une science nouvelle afin d’apporter un peu plus de folie à ces débats ; la sensitométrie.

La sensitométrie est la discipline qui permet d’exprimer les caractéristiques des émulsions photographiques en fonction de leur sensibilité à la lumière afin de déterminer le processus photographique optimum pour l’enregistrement et la restitution de l’image.

On peut parfaitement pratiquer la photographie sans connaître aucune notion de sensitométrie ; un appareil photo dûment chargé d’une pellicule que l’on confie à son laboratoire permet de produire des images sans souci aucun, les données sensitométriques sont suffisamment standardisées pour pouvoir y parvenir. Mais si l’on veut maîtriser la création de ses images, un minimum de connaissance devient indispensable pour être acteur, et non spectateur, du processus photographique. Le Zone System (qui n’est pas l’objet de cet article en tant que tel), que beaucoup redoutent d’aborder, n’est jamais qu’une mise en application pragmatique des principes de la sensitométrie afin de parvenir à cette maîtrise des images (et en cela, le Zone System est génial).

La première étape est de préciser les caractéristiques de la folle lumière lorsqu’elle entre en contact avec l’émulsion. Puis, une fois l’alliance proclamée, on pourra s’intéresser au saint des saints, la découverte des densités, à quoi peut se résumer une photographie, nonobstant ici toute autre considération artistique.

La lumière

Etymologiquement, photographier est écrire avec la lumière. Il paraît donc juste que l’on s’intéresse un peu à elle qui nous est indispensable. Sans entrer dans des considérations physiques trop poussées sur sa nature, qui excèdent le cadre de la photographie, la lumière se définit comme l’ensemble des rayonnements émis par des corps portés à haute température (incandescence) ou des corps excités (luminescence) perceptibles par nos yeux.

On parle bien de lumière visible, même si la photographie peut s’intéresser aux domaines spectraux proches du visible, dont le spectre est caractérisé par le domaine de perception de l’oeil humain, compris entre 400 et 700 nanomètres. La sensation perçue par l’oeil varie en fonction de la longueur d’onde et se traduit par une couleur différente, qui s’échelonne de la zone du bleu (entre 400 et 500 nm) à celle du rouge (600 à 700 nm) en passant par le vert (500 à 600 nm). Nous tenons là les trois couleurs primaires fondamentales. L’association de deux couleurs primaires fondamentales permet d’obtenir les couleurs fondamentales secondaires :

  • Rouge + Vert = Jaune
  • Rouge + Bleu = Magenta
  • Bleu + Vert = Cyan

Bien qu’ici hors sujet, il faut souligner que les couleurs fondamentales secondaires sont à la base des filtrations en photographie (synthèse soustractive), par exemple pour la fabrication des films couleurs.

Les sources de lumière peuvent être regroupées en trois catégories selon leur spectre d’émission :

  • Spectre continu : la source émet de la lumière sur l’ensemble du spectre visible, toutes les radiations sont présentes, avec une dominante plus ou moins accentuée dans une zone particulière du spectre (lumière naturelle, source à incandescence).
  • Spectre de raie : la source émet des radiations importantes dans des portions limitées du spectre et strictement aucune quelques nanomètres plus loin (tube fluorescent, lampe à vapeur de sodium…).
  • Spectre mixte : la source émet de façon continue mais présente des raies d’émission particulières sur quelques portions du spectre (flash électronique par exemple). Chacune de ces sources se caractérise selon sa température de couleur, exprimée en kelvins, qui résulte de son émission dominante sur le spectre visible.

Ceci étant, munissons notre appareil photo d’une bobine de film et allons voir un peu la lumière qui, par le truchement d’un précieux objectif, passe le seuil du diaphragme pour venir élégamment insoler les halogénures d’argent dudit film ; et entrons dans le vif de la sensitométrie.

L’éclairement

La première grandeur est l’éclairement, qui se définit comme la quantité de lumière que reçoit une surface ou un objet.

Symbole E, unité de mesure : lux (lx)

L’éclairement est proportionnel à l’intensité de la source lumineuse et inversement proportionnel au carré de la distance séparant la source lumineuse de l’objet éclairé. D’autre part, l’éclairement diminue proportionnellement à l’inclinaison du faisceau lumineux par rapport à la surface éclairée, jusqu’à devenir nul pour un éclairage parfaitement rasant, quelque soit sa puissance ou sa proximité.

La luminance

La deuxième grandeur est la luminance. Une surface éclairée réfléchit de la lumière et devient une source secondaire ; c’est cette source qui intéresse directement la photographie et qui est chargée d’enregistrer le film.

Symbole L, unité de mesure : candela par mètre carré (cd/m²)

La luminance d’une surface est fonction de deux paramètres :

  • sa capacité à réfléchir une part plus ou moins importante de la lumière incidente, selon qu’elle est clair ou sombre. C’est la réflectante, dont les valeurs s’échelonnent entre 0 (corps noir) et 1 (objet blanc). Citons le gris moyen dont la réflectante est de 0,18.
  • son coefficient de diffusion (coef. de Lambert ou de spécularité) qui tient compte de la ou des directions vers où est réfléchie la lumière incidente. Un miroir ne réfléchit que dans une seule direction (coef. égal à 1). Les autres surfaces sont plus où moins diffusantes. En photographie, on considère par définition que les surfaces sont parfaitement diffusantes (réflexion dans toutes les directions). Et quand cela n’est pas le cas (réverbération sur la neige ou sur la mer), la cellule du posemètre s’affole et le photographe avec…

la lumination

La dernière grandeur est la lumination, notion la plus couramment employée en sensitométrie puisque c’est elle qui détermine la quantité d’éclairement reçu par une surface pendant un certain temps, donnée qui intéresse celui ou celle qui bronze sur une plage au mois d’août ainsi que nos émulsions photographiques.

Symbole H, unité de mesure : lux seconde (lux.s)

Si vous regardez sur la notice technique d’un film sa courbe caractéristique, vous verrez en abscisse représentées les valeurs de lumination sous la forme logarithmique (log H). Question d’échelle de lecture des valeurs ; log H = 2 ou 3 sont plus parlant que H = 100 ou 1000 lux.s. Les valeurs de lumination sont une donnée de base de la densitométrie.

Ces différentes données, en relation étroite les unes aux autres, forment les conditions de réalisation d’une photographie. Face à ces données, le photographe doit choisir une valeur d’exposition afin de réaliser une photographie qui restitue les différentes luminances de la scène photographiée selon le résultat qu’il souhaite obtenir. Ce choix conditionne tout le processus photographique, du développement au tirage. Chacune des étapes suivantes pourra infléchir telle ou telle donnée initiale, mais cette inflexion sera toujours fonction de la valeur d’exposition du film au moment où la photographie à été prise.

Sans entrer dans le détail du calcul des indices de lumination (IL, exposure value en anglais – EV) qui déterminent la quantité d’éclairement que recevra le film, il suffit de se rappeler qu’ils sont fonction de la luminance du sujet photographié, de la sensibilité dudit film, de l’ouverture du diaphragme et la durée d’exposition. Les indices de lumination s’expriment généralement sur une échelle qui va de 1 à 20. A chaque progression d’une valeur d’indice, la quantité d’éclairement est doublée.

Notre pellicule photo maintenant exposée, passons à la densitométrie.

Densitométrie

Si l’on observe après développement un négatif (ou un positif) par transparence, sur une table lumineuse par exemple, on constate une alternance de zones plus ou moins sombres (ou plus ou moins claires). Et on constate bien en l’examinant que la restitution du sujet photographié peut se résumer à une répartition de niveaux d’opacités différents selon les valeurs de luminance dudit sujet. L’exercice est d’autant plus significatif avec un négatif noir et blanc car la suppression des couleurs, ainsi que l’inversion des valeurs, favorise une distanciation par rapport à « l’image réelle ».

La densitométrie est la partie de la sensitométrie qui s’intéresse cette opacité, plus correctement nommée densité optique, rapportée à nos émulsions photographiques. Elle permet une étude systématique de leurs caractéristiques, selon l’éclairement reçu et le traitement chimique effectué. De la conjugaison de ces deux étapes de l’acte photographique résulte un noircissement du support photosensible (et aussi étrange que cela paraisse, on parle de noircissement également pour la couleur). Dès lors on comprend bien qu’en sachant comment obtenir tel ou tel niveau de noircissement (telle densité) sur une émulsion, on maîtrise les paramètres d’élaboration d’une image photographique.

La densité d’un film étant fonction des luminations reçues, on peut imaginer leur représentation sous une forme graphique. Si les densités sont proportionnelles aux luminations, on peut donc penser que leur progression s’effectue sous la forme d’une droite

En abscisse, la progression des indices de lumination, en ordonnée la densité obtenue. Dans le cas présent, pour une lumination nulle on relève une densité nulle ; il s’agit donc d’une émulsion négative (pour une support positif, la droite serait inversée).

Si les émulsions photographiques se comportaient selon ce schéma, la densitométrie pourrait pratiquement prendre fin ici. En réalité, la proportionnalité de la progression des densités par rapport aux luminations est relative. La courbe caractéristique d’une émulsion présente en fait cette forme (conservons l’exemple d’un négatif) :

La courbe ne démarre pas sur une valeur nulle car, même non exposé, un film n’est pas entièrement transparent mais présente une légère densité ; c’est le voile de base de l’émulsion. Ensuite, pour les plus faibles luminations, la densité ne progresse pas et demeure identique à celle du voile de base. Ce n’est qu’à partir d’un certain niveau de lumination que les halogénures d’argent vont pouvoir être insolé. Ce point caractérise le seuil de sensibilité de l’émulsion. Plus elle est sensible et plus rapidement décollera la courbe. Ensuite la courbe progresse lentement. C’est le pied de la courbe dont les caractéristiques permettent de juger comment un film réagira dans les basses lumières. Puis la courbe progresse de façon linéaire, la proportionnalité des densités aux luminations est ici respectée. Cette zone correspondra aux valeurs moyennes de l’image. Arrivée dans les hautes lumières, la courbe à tendance à se tasser (épaule de courbe), puis à ne plus progresser malgré les luminations reçues. Tous les halogénures d’argent étant insolés, la densité du négatif ne peut augmenter.

La pente de la courbe informe sur le contraste de l’émulsion. Si celle ci progresse lentement, nous sommes en présence d’une émulsion de contraste moyen ; les écarts de luminance seront traduits sur le film par de faible variation de densité. Par contre, une émulsion de ce type sera capable de restituer une gamme de valeurs très riche entre les basses et les hautes lumières. A l’inverse, une émulsion dont la courbe de densité grimpe rapidement présentera un fort contraste. La gamme des valeurs restituée en sera restreinte d’autant.

La courbe en pointillé est représentative d’une émulsion présentant un contraste plus important que la courbe de base (ainsi qu’une sensibilité plus importante).

Conclusion

L’intérêt de ces courbes n’est pas que théorique. Certes, nous ne pouvons agir sur les caractéristiques intrinsèques aux émulsions que nous utilisons. Mais en revanche, nous pouvons varier les façons de les développer à l’infini (ou presque). Selon tel ou tel traitement, on peut agir sur les caractéristiques de la courbe et moduler la restitution des contrastes. On devine la pertinence d’employer un traitement qui favorise un contraste modéré du négatif lorsque nous devons photographier des scènes qui présentent un contraste violent. De façon identique, un jour gris de lumière grise pourra être rehaussé par un traitement qui donne un contraste vigoureux du négatif.

On peut également intervenir, dans une certaine mesure, sur une zone particulière de la courbe. Il existe par exemple des révélateurs qui permettent d’agir en priorité sur les zones de basses lumières sans fusiller pour autant les hautes lumières (révélateurs deux bains).

Bien entendu, les règles sont faites aussi pour être transgressées. Pourquoi, par exemple, ne pas vouloir un négatif fortement contrasté quelles que soient les conditions lumineuses (cf. les images de William Klein) ; ou alors obtenir la gamme de gris la plus étendue possible, etc. Ici encore, connaître les caractéristiques des différents couples film/révélateur permet, dès la prise de vue, d’anticiper le résultat que l’on souhaite obtenir ; est-ce que je désire obtenir un noir profond ou un gris soutenu à -3 IL ? Est-ce que je veux pouvoir détailler les hautes lumières jusqu’à +4 IL, voire +5 IL ou alors les perdre dans le blanc pur dès +2 IL ? Choix du photographe, question de densités sur un négatif que la connaissance des principes de base de la sensitométrie permet de mieux appréhender.

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